Robert est parti. Portrait de Robert Chemla lu lors de la cérémonie du 20 juin 2001 par sa fille Annie


Si je parle très fort, peut-être qu’il m’entend ? j’ai apporté une pile de rechange, au cas où, comme à chaque occasion importante, son appareil tomberait en panne ; peut-être à présent peut-il courir sans prothèses et entendre sans appareil ?

Il avait 90 ans et 7 mois, 3 enfants, 4 petites filles, 57 ans de mariage avec Suzy ;

Et il nous a quitté : il aimait, et citait souvent, un proverbe arabe :  » Quand tu tiens ton voleur, suis-le jusqu’à ta maison  » : c’est ce qu’il a fait ; il n’aurait peut-être pas du le suivre si loin…

Il y a de plus en plus de centenaires, il espérait en être ; comme il se croyait éternellement jeune, nous l’avons cru immortel. Il disait récemment qu’il trouvait son état  » globalement positif « …

Monoprix, Tunis, la rue d’Isly, la vente de l’Huma dans la rue, Sète, Brassens, Yves Montand, Jacqueline François, le marché d’Aligre, Richard Brautigan, Philippe Delerm : tant de lieux, de livres, de films et de musique qui toujours nous feront penser à lui.

Il ne prônait pas le travail, ni la famille, ni la patrie, ni le courage : mais quand la guerre a été déclarée, il a couru s’engager pour combattre Hitler (à la légion étrangère, Alberti Roberto, italien).

Il aimait la fidélité, la beauté, l’intelligence, l’humour, l’empathie, la solidarité, la générosité ; il aimait les Chemla, et leur esprit critique, frondeur, jamais  » béni oui oui « . Une belle famille que celle où il avait grandi, 5 filles et deux garçons, des parents aimants et aimés, des discussions, une fratrie unie, tous proches et ravis de profiter des fêtes et des rencontres que la vie nous procurent.

La famille qu’avec Suzy il a créé, il en était fier : ses enfants et ses petites filles, il en parlait à la clinique : Il aimait les valeurs de la république, et Eliane fait partie aujourd’hui d’une élite de la république.

Il aimait les autres, et militait pour l’humanité, et chacun de nous trois, à notre manière, nous l’avons suivi sur ce chemin. Il était moderne (premier frigo, première cocotte minute, premier mixer de Tunis), et Laurent son fils est une célébrité d’Internet ; il y a six mois, papa lui a demandé un abonnement Internet par le câble, pour voyager virtuellement, puisque ses jambes l’empêchaient de le faire physiquement.

Il a vécu, et il nous racontait, le front populaire à Paris ; il était communiste, envers et contre tous, réunions de cellule à la maison, Suzy secrétaire de cellule, la fête de l’Huma tous les ans et les manifs à toutes les occasions ; pourtant il avait résilié son abonnement à l’Huma le mois dernier ; pourquoi ? nous ne le savons pas.

Il aimait la vie, la rue, le bruit : le marché Lafayette à Tunis, et le poisson du marché central ; les roses de l’Ariana ; les céramiques de Mouche ; Bordj Cedria ; flâner sur les grands boulevards ; l’île saint Louis ; le soleil ; l’été, la mer et la plage, et la nage.

Il était curieux, affectif, émotif, créatif. Et idéaliste.

Il disait :  » mon père était un héros ; ma mère était une sainte  » ; moi je dis : papa était un juste ; peut-être pas un juste parmi les nations, mais un juste parmi sa famille, parmi ses proches, un juste inconnu… un petit juste ?

Papa était un vivant paradoxe :

Sourd, mais écoutant les autres, et attentif à eux

Autodidacte, mais tellement intellectuel !

Peu bavard, mais chacun de nous a tant de souvenirs de ce qu’il nous a dit..

Pas toujours drôle, mais tant d’humour, et ses blagues favorites, nous nous en souvenons tous.

Communiste, mais il me rappelait la semaine dernière qu’il avait fait dans sa cellule un exposé sur  » l’éloge de la paresse  » de Lafargue : blâme en cellule, pour ce sujet peu orthodoxe.

Moral et un peu prude, mais il a découpé pour ses petites filles un article sur les tabous en matière de sexualité et leurs méfaits.

Et sa mémoire était intacte, il avait tant d’histoires : il racontait récemment les premières fiançailles d’Yvette, sa soeur aînée, avec un chocolatier tripolitain, et parlait de ses amis d’avant guerre, Michel Joulain, Roland Mesdames.. et de Nathan, le fils du pâtissier du Passage, qui se moquait de lui parce qu’il avait choisi de quitter la banque pour travailler avec sa maman, au Palais de la Mode, le magasin de chapeaux de la rue des Maltais…

On dit dans le talmud : un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.

Et la cuisine et l’accueil : depuis trente ans, tous les samedis à midi, il tenait table ouverte ; entre nous, on disait en riant qu’on déjeunait  » chez Bob  » : sa famille, toute sa famille de la France entière y est venue, un samedi ou l’autre, manger un couscous, un psal ou loubia, un pkaila, une pizza… ses amis, nos amis, des centaines d’invités, pour des centaines de recettes créatives et inspirées.

Tous les samedis, pendant cent vingt ans au moins, il va nous manquer..

 » C’est ainsi qu’un jour, par hasard, nous nous rappelons tant de choses, mais il n’y a plus personne pour se souvenir de nous, et nous sommes encore vivants  » ; cette phrase d’Angelo Rinaldi faisait partie de ses citations favorites, ses  » dazi bao  » : tous ses vieux copains étaient partis (Yoyo Slama, Léon Zana, tonton Dédé, tant d’autres)… et ils lui manquaient, ses copains.. seul ? non, entourés de jeunes, il tenait tellement à faire plus jeune que son âge, il s’est battu pour ne jamais être vieux.

A 69 ans, il a passé son permis de conduire ; à 70 ans, il a appris à skier.

Un cimetière, dans la tradition juive, on l’appelle « la maison de la vie (ou des vivants) » ou encore « la maison du temps (ou de l’éternité)  » : je crois que papa souhaite quand nous penserons à lui, que nous disions qu’il reste du côté de la jeunesse, et de la vie.