Rien qu’une tarte aux abricots. Une nouvelle d'Elisa Lafay


Oh, comme elle sentait bon, la tarte que la Marie venait de sortir du four… Elle était dorée à point et son parfum d’abricots, de beurre et de sucre caramélisé pleurant des perles d’or emplissait la pièce. Ce matin-là, quand ses deux enfants lui avaient demandé de leur faire un gâteau pour leur goûter, alors qu’elle les emmenait à l’école, elle n’avait pas pu refuser. En rentrant, elle avait choisi de leur préparer une tarte aux abricots, car, en cette fin de juin, ils étaient tout à fait mûrs. Mais quand elle sortit la tarte du four, les souvenirs affluèrent dans sa tête.

Elle se revoyait, toute petite, quand sa grand-mère sortait une tarte de ce même four et qu’elle criait :  » Oh Grand-mère, donne-m’en !  » En pensant à cela, elle se coupa une part de tarte,  » Pour goûter…  » pensait-elle. A peine eut-elle avalé la dernière bouchée de  » sa  » part, qu’elle crut voir sa mère sortir une tarte de ce four, et se revit, courant le long du chemin qui menait de l’école à la maison, accueillie par le parfum de la tarte. Pensant à cela, elle se recoupa une part de tarte ; c’était, se dit-elle,  » la dernière « . Dès qu’elle eût entamé sa seconde part, elle se rappela le mariage d’une des soeurs de sa mère ; sa mère avait un frère et deux soeurs, Françoise et Louisette. Louisette était si lente que, avant qu’elle dise ou fasse quelque chose, on aurait eu le temps de tuer un âne à coup de figues ; tout le contraire de Françoise qui, elle, était toujours vive, alerte et serviable alors que son frère, Jean, toujours à faire l’important, ne se prenait vraiment pas pour une queue de cerise ! Ce jour-là, c’était Françoise qui se mariait. Comme elle était jolie dans sa robe, et quel banquet ! Et les tartes du dessert ! Mais, en pensant à tout cela, la Marie avait fini sa seconde part, coupé et entamé sa troisième… Alors qu’elle la finissait, elle vint à penser aux Noëls, et à leurs treize desserts, symboles de douceurs pour l’année : nougatines, pralines, caramels, noix, dattes, figues, mandarines, chocolats, noisettes, confitures de mûres, de prunes, d’oranges et de coings. Oh, comme c’était bon… toutes ces odeurs, et les tartes de la fin du repas ! Cela valait bien la peine de se couper un quatrième morceau de tarte et de le manger en évoquant tout cela ! Elle avait dégusté la moitié de la tarte, il était temps qu’elle s’arrête, se dit-elle, ou Pierre et Louise n’auraient plus rien ! Mais juste à ce moment-là lui revinrent des souvenirs de peurs et de chagrins : pour son appendicite, elle avait été toute seule à l’hôpital, et sa maman, pour fêter son retour, avait couvert la table de tartes de différents fruits, et invité tous les enfants du voisinage. En souvenir de toutes les parts de tarte dont elle s’était empiffrée ce jour-là, elle s’en coupa une autre, et la savoura en pensant à sa joie, quand, rentrant de ce triste hôpital, elle avait découvert toutes ces tartes… Son mariage lui revint en mémoire. Ce jour-là où, n’ayant pas beaucoup d’argent, son futur mari et elle n’avaient pas pu organiser une très grande fête. Mais quelle surprise quand, rentrant dans la salle où devait se dérouler la noce, elle découvrit que tous les invités s’étaient cotisés pour leur offrir une très belle fête ! Le festin qu’il y avait eu comprenait au moins quatre tartes, dont une aux abricots. Son mariage lui avait fait couper et terminer une autre part mais, pensant à ses enfants, elle se rappela la naissance de Pierre. Elle se souvint que, le jour de sa naissance, en juin, selon la coutume, la grand-mère du nouveau-né avait cuit une belle tarte dorée qui revenait tous les ans avec le même fruit. Comme ce fruit était l’abricot, une autre part fut coupée et rejoignit les autres dans l’estomac de la Marie. Et elle mangea la dernière part en pensant à sa fille et à sa naissance où la coutume fut respectée. Au moment où elle avalait la dernière bouchée de la dernière part, la porte s’ouvrit et ses deux enfants entrèrent dans la pièce et la Marie, un peu désemparée au début, leur dit :  » Pierre, va vite cueillir des abricots, et toi, Louisette, viens là, il faut que je t’apprenne à faire une tarte ; dans ma famille, c’est une tradition, ne la laissez pas se perdre ! «